LA GLOIRE DES POUSSIÈRES, DE RAYMOND FARINA
EDITIONS ALCYONE (COLLECTION SURYA)
Poète et traducteur, Raymond Farina est né en 1940. Après ses études supérieures à l’Université de Nancy, il a enseigné la Philosophie en France, au Maroc et à la Réunion où réside depuis 1991. Auteur d’une quinzaine de recueils de poésie,il a également traduit des poètes américains, espagnols, estoniens, irlandais, italiens et portugais.
Pourquoi veut-on que les poussières ne soient que d’infimes fragments de choses et de vies défaites, ce que l’oubli dépose sur des meubles abstraits, des livres sans regards et des miroirs éteints ?
Destin de toute matière ne sont-elles pas aussi la preuve évidente d’une dynamique élémentaire, vivantes parcelles capables d’élan, de turbulence, de fougue ? Enfant, souvent je les vis jaillir en trombe des écailles d’une terre espérant la pluie. Tourbillon diabolique, aimanté à la fois par le ciel et par le lointain, elles traversaient, en quelques secondes, ce paysage qu’épuisait la tyrannie des soleils, avant de disparaître, fascinante vision trop vite devenue mémoire.
Plus tard, une fois de plus sur le versant de ce qui s’anime et anime, elles m’ont aidé à concevoir la fabuleuse activité de la grande Fabrique de l’Être qui d’invisibles particules tombant dans le vide fait la pierre et le miel, fait la terre et le feu, et même le corps et l’âme des humains qui peuplent le monde. C’était dans Lucrèce, je crois, dont le latin m’éclairait sur les secrètes combinaisons d’atomes, devenus, dans son rêve et le mien, minuscules grains de soleil dansant dans la lumière.
Aujourd’hui les poussières reviennent dans mes poèmes. Elles pardonnent, sans se forcer, à un passant de l’Infini, «d’épousseter le grand silence / qui s’installe entre les étoiles » ; elles oublient ce que, dans l’or d’un paysage, au seuil de ce recueil, elles ont doucement révélé, avec la complicité d’un bouffon, au vieux Roi arménien, anobli par l’exil : la fragilité des royaumes, la facticité de sa gloire.
R. F.
TEXTES
CONNOTATIONS
CE QU’ÉCOUTE L’ENFANT
À Zhamso Radnaev
Il sait presque tout de la terre :
sa rumeur sibylline,
ses semences secrètes,
ses intentions fertiles,
ses fureurs éruptives,
ce qu’elle exige des racines,
des feuilles caressant le ciel
& son étonnement devant
les saisons qui ont oublié
les rythmes qu’elle avait fixés,
en accord avec les étoiles.
Voilà ce qu’écoute l’enfant
lorsque, couché dans l’herbe,
il pose son oreille,
à côté du grillon,
sur la terre qui lui avoue
qu’est blessure l’hiver pour elle,
l’hiver qui la fige & lui donne
la dureté des pierres.
Il devine combien elle envie
la légèreté des nuages
qui dessinent pour les enfants
des légendes célestes
& parfois, chuchotées,
lui parviennent à peine
les confidences des défunts
blottis dans leur nuit tellurique,
leur nostalgie de neige,
d’amour & de soleil,
de paroles humaines.
**
CONNOTATIONS
Cette rose en moi se souvient
de la roseraie d’un jardin
-petites roses d’un autre âge-
où mon enfance recommence.
Oh, se peut-il que cette rose
se perde dans les prés abstraits
d’un herbier que l’on feuillette
comme on égrène un chapelet,
que sa vie sorte d’une histoire
pour se figer à tout jamais
dans les mots d’une langue morte ?
Se peut-il que cette mésange,
qui me détourna de son nid
en mimant un oiseau blessé,
se perde dans un dictionnaire
où désespérément l’Oiseau
ne vole plus mais signifie ?
Se peut-il qu’un temps de terreur,
à l’orée des années soixante,
cesse enfin d’associer en moi
cette tulipe jaune avec
la flaque de sang sur l’asphalte,
fasse que fleur connote aurore
plutôt qu’horreur dans ma mémoire ?
**
Oui, l’Enfer est
dans les détails
du tableau
de la vie,
dans les recoins
où les débusque
celui qui lit,
entre les lignes,
ses possibles éteints
une possible biographie
écrite sur un grain de blé.
**
On est simplement en légende
puisque dans la réalité
on a l’infortune de vivre
entre un hier sans avenir
& un futur déjà passé,
on espère devenir vieux
sans avoir connu la jeunesse
& rajeunir est impossible
quand on a fêté ses mille ans.
Donc on reste dans la méprise,
espérant qu’on aura, un jour,
le temps d’être dans le présent,
la force d’enfin renoncer
à l’illusion du lendemain.
**
Il est par conséquent possible
qu’un piano fasse une clairière
avec du Bach ou du Chopin,
qu’avec un andante lento
il enchante les troncs austères,
accompagne le crescendo
d’une flûte sifflant les sèves
jusqu’aux feuilles cherchant le ciel.
Que naisse un peuple de colombes
d’une aurore comme un prélude,
que s’écrive d’un froissis d’ailes
une partition aérienne
pour les deux mains courant, agiles,
sur l’ivoire de ce clavier,
les deux mains de ce musicien
qui donne, à son insu,
au plus silencieux du silence,
le dernier de ses concerts,
sur cette scène pour personne,
au milieu des battements d’ailes.
**
QUELQUE CHOSE D’INSIGNIFIANT
QUESTIONS SANS RÉPONSE
Après mon café du matin,
d’une fourmi sisyphéenne,
poussant sa miette fatale
parmi les restes sur la table,
je refais le monde glorieux
des ouvrières de sa secte
qui pillaient l’orge des mangeoires
pour en gaver leur labyrinthe.
Je m’étonne que la lucane,
énorme monstre surgissant
de la jungle des graminées,
soit devenue l’insecte sage
d’une aquarelle de Dürer.
Je cherche au fond des ans pourquoi
la coccinelle s’envolait
quand mes lèvres soufflaient son nom
puis restait sourde à mon appel,
pourquoi le peuple des cloportes
s’enfermait dans sa double nuit
qu’ourlait le bleu de la bourrache.
Inquiet, je cherche aussi parfois
dans quel miroir j'ai pu laisser
parmi mes visages possibles
mon premier nom
qu'on m'a volé.
Et celui que je suis peut-être
demande à ceux qu'il pourrait être
d'esquisser pour lui un Orient
où l'on ne tue pas les enfants
avec la permission de Dieu,
où le jasmin reste licite
comme la joie et la Beauté
Extraits de La gloire des poussières
de Raymond Farina
© Editions Alcyone
- Vous pouvez écouter des extraits de :
LA GLOIRE DES POUSSIÈRES
dits par Silvaine Arabo (fichier MP3 en bas de page, après la photo).
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LA GLOIRE DES POUSSIÈRES
de Raymond Farina
16,00€ + forfait port et emballage : 4,00€
Ci-dessous, note de lecture de Marie-Josée Desvignes sur La gloire des poussières de Raymond Farina.
LA GLOIRE DES POUSSIERES, Raymond FARINA, Editions Alcyone, sept 2020
La Gloire des poussières est le dernier recueil de Raymond Farina. On y retrouve la densité d’une poésie dont le lyrisme s’enroule autour de thèmes récurrents dans l’œuvre conséquente du poète.
Ici, ceux de l’enfance, de l’exil et de l’identité mettent en lumière la fragilité de la vie, sa vulnérabilité, son éphémère. Des poussières de vie, de silence, de mots, appliquées à des thématiques plus concrètes et non moins profondes, la guerre, la place du poète, une philosophie du temps qui passe et ne laisse pour traces que des particules de soi dispersées, « ce que l’oubli dépose sur des meubles abstraits, des livres sans regards et des miroirs éteints ».
Attentif à la fragilité des choses et des êtres, le poète interroge la trace, le détail, l’infini, le « triste lento de l’automne » dans le jeu d’une jeune violoniste, « la partition aérienne/ pour [..] deux mains courant, agiles/sur l’ivoire [d’un] clavier », la violence absurde et inutile des hommes et « la peine des pierres » face à l’atrocité de ces derniers, la futilité de leurs actes en temps de guerre. La naissance et la mort, la marche de l’humaine condition sont dans cet ensemble de poèmes un fil conducteur auquel répond le titre La Gloire des poussières. Seule la poussière serait légitime et le désir du poète est de trouver un ange, un vrai « sachant par cœur ses élégies/ses vers que le silence a pris – & ceux qu’il a confiés au vent – certain qu’il peut d’un mot, d’un geste, changer l’orbite d’une étoile / ou le destin d’un personnage/qu’on voit mourir depuis des siècles/ à la fin d’une tragédie ». Seule la poussière dans son infime facilité à se propager finit par s’infiltrer partout y compris, nous précise le poète, dans ses poèmes. « Elles pardonnent sans se forcer, à un passant de l’Infini, « d’épousseter le grand silence/qui s’installe entre les étoiles » ; elles oublient ce que, dans l’or d’un paysage, au seuil de ce recueil, elles ont doucement révélé, avec la complicité d’un bouffon, au vieux Roi arménien, anobli par l’exil : la fragilité des royaumes, la facilité de sa gloire ».
Et pour cela, le poète a raison, lui qui a besoin « d’une ombre à ses côtés », « de solitudes vastes /comme des Sibérie », « de l’oiseau quotidien, de l’affection des arbres », d’invoquer un ange, un vrai « qui croit en lui, qui lui promet deux minutes d’éternité… »
« Au temps où les villes suffoquent,
Où l’hiver s’égare dans l’août,
Où les ponts séparent des hommes
Tandis que les unit la haine,
Il va chercher l’humanité
Dans les confidences des morts. »
In Deux minutes d’éternité,
» […]
Que laisses-tu derrière toi
dans l’étroite géométrie
de la chambre d’une saison
où tu as dormi deux secondes ?
Avec l’infini des « pourquoi »,
qui n’ont jamais guéri personne,
le livre que tu n’as pas lu,
l’image d’un pays usé
à force d’être imaginé,
l’icône d’un visage aimé,
laissé dans la beauté natale
[…] »
In Départ de nulle part, « La gloire des poussières »,
Raymond Farina, Editions Alcyone, sept 2020
Marie-Josée Desvignes
**
Note de lecture de Emmanuelle Caminade :
La gloire des poussières,
réunissant quatre ensembles de poèmes, exalte avec bonheur la figure privilégiée de l'artiste, peintre ou musicien : «Toi qui jouis du privilège/ de l'extrême légèreté/ que Dieu n'accorde
qu'aux oiseaux». Pouvoir de l’artiste
C'est un recueil qui, «entre l'illusion consentie/ et la lucidité conquise», nous incite à n'être «sensible qu'à la vie», à «la joie et la Beauté». A cultiver nos nuages pour faire patienter la mort :
«Puis va cultiver tes nuages
dans la saison folle, elle aussi,
de la folle folie des hommes,
tes nimbus & tes chrysanthèmes,
tes crocus & tes métaphores,
tes projets bourdonnant d'abeilles,
pour faire patienter la mort.»
Conseils à un ami lointain
Et, comme ces «rois» admirés, Raymond Farina, qui n'ambitionne que de «régner sur un myosotis», a le merveilleux pouvoir «de transformer en sonatines/ les énigmes et les questions » qu'au Sphynx en vain on pose, ou «d'apaiser dans une aquarelle/l'Arménie d'ocre & de sang». Pouvoir de l’artiste.
Emmanuelle Caminade